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La « Red Team », cellule de science-fiction de l’armée française, imagine les pires dystopies

La « Red Team », cellule de science-fiction de l’armée française, verse déjà dans la dystopie

Officialisé le 4 décembre lors du Forum Innovation Défense, le programme « Red Team » de l’armée française fait appel à une dizaine d’auteurs de science-fiction pour imaginer les menaces militaires et technologiques à l’horizon 2030-2060. L’objectif est assumé : se faire peur pour mieux anticiper.

2026, Guyane française. Face à la raréfaction des ressources planétaires, un ascenseur spatial dédié à l’extraction minière attire les convoitises de la Chine et des États-Unis. Loin d’être endigué, le réchauffement climatique provoque une augmentation des déserts et la montée des eaux. Les températures grimpent d’année en année et toutes les côtes sont concernées. Partout, des migrants et des réfugiés climatiques que l’on estime de 100 à 150 millions en 2035 cherchent refuge. Les frontières s’effritent, l’instabilité géopolitique est à son comble et le repli sur soi est érigé en norme. Pour contrôler les populations, les États peuvent compter sur la technique du « puçage », une technologie qui a vu le jour après la première épidémie de Covid. Mais une population croissante d’apatrides, sorte de « nation pirate » liée au changement climatique, refuse de s’y soumettre. À sa tête, la mystérieuse leader Alia n’Saadi dont le visage, méconnu du public, est à chaque fois représenté à l’aide de deepfakes...

 

Ces bribes de scénario ont tout du film d’anticipation, mais sont en réalité extraites de la saison 0 de la « Red Team », une équipe de 10 auteurs, illustrateurs et créateurs de science-fiction chargée d’imaginer des scénarios futuristes au profit de l'innovation de défense française. Objectif ? Anticiper les risques technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux susceptibles d’engendrer des conflits à l’horizon 2030-2060. 

Anticiper les menaces

« Cela n’a rien de superficiel ou de léger, c’est un projet très sérieux », a précisé la ministre des Armées Florence Parly lors de son lancement le 4 décembre au Forum Innovation Défense. S’inscrivant dans une démarche complémentaire des travaux du ministère dans le domaine de la prospective (technologique, capacitaire et géostratégique), le programme doit « ouvrir une porte vers un monde que l’on ne veut pas connaître, mais auquel il faut néanmoins se préparer, a déclaré la ministre. À nos armées, ingénieurs, chercheurs de travailler sur ces nouveaux espaces par la suite. » 

La « Red Team », dont la création avait été annoncée fin 2019 par L'Agence de l'innovation de défense (AID), est aujourd’hui officiellement constituée. Ses membres, à qui l’on a promis « indépendance et liberté de ton », doivent travailler étroitement avec des experts scientifiques et des militaires pour accoucher de scénarios crédibles. Parmi eux, les auteurs d'anticipation Xavier Dorison, Laurent Genefort, Xavier Mauméjean, Romain Lucazeau et DOA, mais aussi Virginie Tournay, directrice de recherche au CNRS, François Schuiten, dessinateur de bande dessinée et Jeanne Bregeon, étudiante en design d’interaction. Deux autres membres de l’équipe – Capitaine Numericus et Hermès – ont préféré rester anonymes. 

Réchauffement climatique, conflits autour de ressources stratégiques, cybersécurité, robots soldats et implants neuronaux… deux premiers scénarios – Barbaresques 3.0 et P-Nation – ont déjà été rendus publics sur la base d’éléments vraisemblables. « On a essayé d'identifier les changements de règles du jeu, les menaces pesant sur la France à l’horizon 2040-60, expliquait l’écrivain de science-fiction Romain Lucazeau lors du forum. On y a ajouté des pirates, figures historiques qui existent depuis la nuit des temps, car cela résonne dans l’imaginaire, c’est crédible. Mais ces pirates évoluent dans un monde où les règles ont changé et diffèrent des conflits interétatiques que l’on connaît aujourd'hui. C'est important de le mettre en récit parce que cela offre au lecteur une expérience existentielle, pas que de la connaissance. »

 

Un travail d’immersion

Sur le site de la « Red Team », des artefacts et objets de design peuvent être consultés pour permettre au public de s’immerger dans le monde imaginé par les auteurs. La saison 1 qui doit débuter en janvier 2021 comportera en revanche des scénarios prospectifs classifiés. De quoi éviter de « donner de mauvaises idées à certains », nous confie Cédric Denis-Rémis, vice-président de l’université PSL et l’un des coordinateurs du projet. « Il n’y a eu aucune censure sur le travail qui a été fait avec les auteurs. Bien sûr, on espère pouvoir partager certaines idées auprès d’un public plus large à l’avenir. »

À chaque saison, l’équipe sera chargée de proposer de nouvelles thématiques. Il est aussi possible que le ministère des Armées fasse la demande d’études plus poussées sur certains sujets. « Le but c’est de voir dans quelle mesure on est capables de faire face aux menaces, explique Jean-Baptiste Colas, directeur associé de l’« Innovation Défense Lab », le pôle d’expérimentation du ministère. On laisse une grande liberté aux auteurs. 

L’idée, c’est de leur demander de jouer les méchants, d’attaquer les intérêts de la France et d’imaginer des modes de conflictualité qui peuvent mettre l’armée en péril, mais aussi la population, l’économie, les institutions publiques etc. L’objectif, c’est de se préparer de façon technologique, opérationnelle et organisationnelle pour répondre à l'enjeu des guerres de demain. »

 

Science-fiction et innovation : une liaison de longue date

Dans un monde saturé d’innovations technologiques et scientifiques, il faut dire que gouvernements et entreprises ont de plus en plus de mal à se projeter. C’est sans doute ce qui explique l’attrait de nombreuses organisations pour la science-fiction ces dernières années. Un terrain vierge d’imaginaires qui les pousse à préempter le futur et à le façonner.

« La science-fiction est l’une des rares disciplines de fiction à avoir un impact aussi énorme sur l’innovation, explique le futurologue Julien Tauvel. Les États-Unis l’ont d’ailleurs bien compris et travaillent depuis plusieurs années avec des auteurs et des chercheurs de manière transdisciplinaire. Il n’y a qu’à voir le dernier rapport prospectif de la CIA sur l’état du monde en 2035. » En 2017, l’agence de renseignement américaine avait publié trois scénarios dont les mots d’ordre (« îles », « orbites » et « communautés ») résonnent avec les fictions pour le moins angoissantes de la « Red Team ». « La défense d’un pays s’intéresse à la science-fiction parce qu’elle permet d’ancrer des imaginaires, d’ouvrir des horizons sur le long terme, poursuit Julien Tauvel. Certaines personnalités issues de l’univers de la science-fiction ont d’ailleurs eu la double casquette auteur-scientifique, comme Isaac Asimov qui était aussi professeur de biochimie. »

Les liens entre innovation et science-fiction ont donc toujours été extrêmement poreux. En 1983, Ronald Reagan regarde le film War Games à la Maison-Blanche, se souvient le magazine Forbes dans un article paru en 2019. Frappé par le scénario, le président se tourne vers l’armée et la questionne au sujet de la cybersécurité. « 15 mois plus tard, le premier document officiel concernant ce qui sera plus tard appelé la “cyberguerre” est signé. » Le 4 décembre, le directeur de l'Agence de l'innovation de défense Emmanuel Chiva rappelait également que l’on doit le concept de « dissuasion nucléaire » à l’auteur de science-fiction Robert Heinlein. « Mais il ne s’agit pas tant d’inventer les armes du futur que d’imaginer ce que pourrait être la société, notre monde, les menaces à venir », rassure-t-il. 

Gare aux « prophéties autoréalisatrices »

Pour Julien Tauvel, certaines questions restent cependant en suspens. Est-ce que l’armée va accepter la radicalité de certains auteurs, des mondes différents, moins belliqueux, plus pacifistes, basés sur la coopération internationale ? Les auteurs vont-ils pousser leur vision du monde ou rester dans un contexte purement géopolitique ? Quelle place, enfin, laisser aux imaginaires plus désirables ? 

« L’imagination a énormément de pouvoir, cela, l’armée l’a bien compris, note le futurologue. Était-il vraiment souhaitable de vivre dans une société surconnectée, d’aller toujours et toujours plus vite ? Pas vraiment et c’est en cela que la science-fiction est une  prophétie autoréalisatrice : elle nous vend des imaginaires qui nous sont rendus désirables avec le temps. » De quoi se questionner sur les histoires qui mériteraient aussi d’être écrites. « N’est-il pas important, pour des auteurs de science-fiction, de créer des imaginaires désirables plutôt que de s’essayer à des exercices de scenario-planning géopolitique ? » 

Pour Jean-Baptiste Colas, il n’est pas impossible que la « Red Team » travaille sur des scénarios plus utopistes à l’avenir. « Encore une fois, les auteurs ont leur liberté. Si certains souhaitent nous annoncer un nouvel ordre mondial pacifiste avec des confédérations étatiques, pourquoi pas ! Mais l’objectif de départ, c’est de nous surprendre avec des menaces qui peuvent potentiellement se profiler. » 

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